Professeur Joseph Keutcheu : « Être étudiant dans un contexte camerounais, c’est travailler sa résilience »

Article : Professeur Joseph Keutcheu : « Être étudiant dans un contexte camerounais, c’est travailler sa résilience »
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14 février 2023

Professeur Joseph Keutcheu : « Être étudiant dans un contexte camerounais, c’est travailler sa résilience »

Pour ce quatrième numéro du magazine Petit Coin des Étudiants, plongeons nous au cœur de la vie universitaire avec un entretien exclusif avec l’un des enseignants les plus éloquents et humbles de l’Université de Dschang, au Cameroun. Professeur agrégé des universités et enseignant à la faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université de Dschang, Pr Joseph Keutcheu a accepté de partager avec nous le temps d’un entretien son savoir et l’expérience universitaire qu’il a acquis au fil des années depuis ses débuts en tant qu’universitaire.

Crédit Photo Jaures Nya

Bonjour Professeur Joseph Keutcheu, bienvenue chez le « Petit Coin des Étudiants » !

Merci. Je vous sais gré de m’avoir invité dans votre magazine pour discuter des questions relatives à la vie estudiantine et pour donner mon ressenti de la vie à l’Université de Dschang.

Pourquoi avez-vous accepté cet entretien avec le magazine Petit Coin des Étudiants ?

La raison est toute simple, pour avoir moi-même été étudiant et avoir expérimenté tous les contours de la vie d’étudiant, je suis en général sensible à tout ce qui touche les étudiants. Ceux qui me côtoient, mes collaborateurs et mes étudiants, à la faculté des sciences juridiques et politiques savent que je donne beaucoup de ma personne pour accompagner les étudiants dans leur parcours. Bien plus, j’occupe la position de vice-doyen chargé de la scolarité, de la statistique et du suivi des étudiants dans cette faculté, une position qui m’amène à être davantage socialisé au milieu d’étudiants et à me sentir interpellé par tout ce qui les concerne. Votre sollicitation est donc tombée sur la bonne personne.

Les préjugés et les clichés bien répandus dans notre société autour du milieu universitaire, comment y faites-vous face ?

Les préjugés et clichés sont consubstantiels à tous les milieux sociaux. Ils sont en général le signe de la méconnaissance ou de la connaissance parcellaire de ce qui s’y passe. En général, je ne m’en préoccupe pas beaucoup ; je fais et je laisse dire. Pour moi, la meilleure manière de tuer ces préjugés c’est de bien faire son travail et d’être transparent dans ce qu’on fait. Je m’y attèle au quotidien.

L’expérience la plus riche et folle que vous avez eu avec les étudiants de l’université de Dschang…

Crédit Photo Jaures Nya

Permettez-moi, pour une fois, de ne pas répondre conformément aux termes de référence de votre question et de ne pas choisir un seul cas car ma carrière à l’Université de Dschang est jalonnée d’expériences gratifiantes avec les étudiants. Lors de mes premiers pas en tant que jeune enseignant nouvellement recruté, j’ai été profondément marqué par la pratique formatrice des travaux dirigés au cours de laquelle j’ai interagi avec plusieurs générations d’étudiants passés à la FSJP. Une journée de TD était alors un condensé à la fois d’acquisition de savoirs nouveaux liés à la préparation d’une fiche de TD, d’énervement lié à l’attitude d’un ou de plusieurs étudiants, de satisfaction liée à l’observation de l’attitude positive des apprenants face à mes enseignements, de fierté face aux feedbacks de mon chef de département et de mon doyen d’alors qui appréciaient fortement mes prestations.

Comment ne pas mentionner aussi mon expérience de la conception et de la coordination du Master professionnel « Gouvernance locale, décentralisation et développement » qui m’a permis depuis 10 ans déjà d’interagir avec un public singulier d’étudiants composés de travailleurs d’origines diverses et de jeunes apprenants d’extractions facultaires et disciplinaires diverses. Cette expérience me permet de me sentir utile dans l’accompagnement du processus de décentralisation en cours dans notre pays, d’autant plus qu’au rang de mes étudiants on retrouve des praticiens du développement local telles que des préfets, des sous-préfets, des maires et des délégués régionaux et départementaux de ministères.

Enfin je m’en voudrais de ne pas mentionner mon expérience de la coordination de l’unité de recherches politiques, stratégiques et sociales (URPOSSOC) à la faculté des sciences juridiques et politiques. J’ai l’immense honneur de contribuer tous les jours à la naissance de jeunes chercheurs en leur fournissant de temps à autre les ficelles du métier. J’ai aussi, sur la base de la richesse des thématiques et des approches théoriques et méthodologiques proposées, la possibilité d’apprendre énormément d’eux.

Je dirais pour conclure sur cette question que côtoyer les étudiants est gratifiant en bien des points : on a le sentiment de les former alors qu’on est soi-même formé par eux.

Pour vous c’est quoi être un étudiant aujourd’hui ?  

être étudiant de nos jours c’est être un apprenant dans un environnement socioéconomique difficile voire hostile, mais heureusement un environnement marqué par le rythme effréné des changements technologiques qui ouvrent d’énormes fenêtres d’opportunités. Être étudiant dans ce contexte là c’est travailler sa résilience face aux contrariétés de notre monde tout en se montrant attentif aux incommensurables possibilités qui se donnent à voir aujourd’hui.

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Les qualités que vous attendez d’un étudiant et celles qu’il devrait avoir aujourd’hui ?

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Détermination, curiosité et culture sont les qualités qui devraient habiter l’étudiant Camerounais de nos jours. Le trait commun à toutes ces qualités c’est la lecture assidue. L’étudiant d’aujourd’hui doit avoir la détermination de savoir et de repousser autant que possible les limites de son ignorance. Il doit donc s’astreindre à une lecture sans relâche. Le leitmotiv, du moins celui qui m’a habité quand j’étais étudiant, le leitmotiv que je prescris à mes étudiants devrait être « nulla dies sine linea » (« pas un jour sans une ligne »). Pour repousser les limites de son ignorance l’étudiant doit lire sans relâche. L’habitude de la lecture va renforcer sa curiosité. Or, on sait que le savoir scientifique est le résultat d’une longue et systématique curiosité. L’habitude de la lecture conduit aussi à l’acquisition d’une forte culture générale, laquelle fait encore défaut à l’écrasante proportion de nos étudiants. C’est la culture générale qui permet de faire la différence dans tous les pans de la vie future des étudiants d’aujourd’hui : recherche de l’emploi, résolution de problèmes professionnels, construction de la carrière, etc.

Qu’est-ce qui vous a amené à devenir enseignant ?

Simplement la soif de savoir et de partager le savoir. Dès ma plus tendre enfance, depuis que j’ai su lire, j’ai toujours été porté à explorer les livres divers. Mes parents ont dû à un moment donné refréner et recadrer ma passion pour les livres car pour eux, tout n’est pas bon à lire. Dans le même temps j’aimais restituer à mes frères et amis tout ce que j’avais lu. C’est plus tard, à mon entrée à l’université, au contact de certaines grandes figures de l’académie, que j’ai pu interpréter cette passion pour la lecture et la restitution de mes lectures comme une vocation pour l’enseignement. J’ai alors pleinement compris qu’en devenant enseignant j’avais la capacité de faire une réelle différence dans la vie de mes futurs étudiants. J’ai compris qu’enseigner me donne le potentiel de laisser une impression durable sur mes apprenants. En dépit des temps difficiles que peut connaître l’université camerounaise aujourd’hui, c’est cette conviction qui me donne l’envie de continuer à enseigner.

Quelle est la chose la plus difficile que vous ayez eu à faire en tant qu’enseignant depuis le début de votre carrière ?

J’ai toujours refusé de me compromettre et de défaire ma dignité d’enseignant par des pratiques hors normes. Croyez-moi, pour moi, comme pour beaucoup d’autres enseignants, les sollicitations pour ces pratiques sont nombreuses et récurrentes et la  pression est forte. Beaucoup répondent hélas aux sirènes de l’argent qui va avec ces pratiques. Ce qui me fait tenir bon est précisément cette volonté de laisser une impression durable sur mes étudiants.

Comment vous-y prenez-vous pour capter l’attention de vos élèves dans l’auditoire ?

Au Cameroun comme partout ailleurs où j’enseigne, je mets un point d’honneur à considérer mes étudiants comme des partenaires avec lesquels je suis en interaction. Je leur donne donc la possibilité de s’exprimer, surtout d’exprimer leurs craintes, leurs attentes par rapport au cours. L’ambiance interactive que j’imprime à mes cours me permet donc de toujours avoir l’attention de mes étudiants.

Que ferez-vous pour modifier votre enseignement afin de répondre aux besoins d’un étudiant surdoué ou avec un niveau très bas ?

La relation de partenariat que j’établis avec mes étudiants nous permet, ensemble, au début de chaque cours de faire une évaluation diagnostique ou un état des lieux de leurs connaissances et compétences. Les questions de cette évaluation cursive sont les suivantes : que savent-ils déjà sur ce que je m’apprête à leur dire ? Sur quelles compétences peut-on compter ? les acquis préalables nécessaires sont-ils bien en place ? Les réponses obtenues me fournissent des repères pédagogiques qui me permettent en général de bâtir des enseignements adaptés aux besoins de mes étudiants.

Il y a-t-il des choses qui vous déplaisent dans votre profession d’enseignant ? Si oui lesquelles ?

En général l’environnement peut être inhibant ; les conditions d’exercice du métier enseignant sont de plus en plus difficiles. Si beaucoup d’enseignants mettent l’accent sur la rémunération, moi j’ai tendance à orienter mes récriminations vers un point hyper simple mais ô combien important : l’ergonomie des salles de cours. Ces salles, lorsqu’elles existent, ne sont pas aménagées de manière à les activités d’enseignement et d’apprentissage : éclairage, mobilier, configuration, salubrité, tout reste à faire.

Si vous n’aviez pas embrassé une carrière d’enseignant, qu’auriez vous fait d’autres dans la vie ?

Crédit Photo Jaures Nya

Je serais sans doute journaliste aujourd’hui. C’est un métier que j’aime aussi beaucoup.

Aujourd’hui nous sommes à l’aire des réseaux sociaux, même vous n’échappez pas à votre chaine YouTube où vous produisez régulièrement du contenu. Que pouvez vous prescrire aux étudiants en ce qui concerne les médias sociaux ?

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Les réseaux sociaux numériques sont un monde ; on y trouve tout. Ils recèlent d’incommensurables possibilités à la fois de réussite et de perdition. Je prescris donc souvent à mes étudiants un usage raisonné et raisonnable des réseaux sociaux. Ils doivent l’envisager, non pas comme une fin en soi, mais  simplement comme un instrument au service de l’accomplissement de leurs objectifs de vie. Ainsi ils doivent travailler à ne pas être capturés par cet instrument qui est chronophage, mais à l’utiliser pour des buts précis.

 Faut-il absolument avoir un doctorat aujourd’hui pour être utile à la société camerounaise et Africaine ?

Je me méfie beaucoup de la fétichisation du diplôme ou du titre, attitude qui prend de plus en plus de l’ampleur dans notre environnement et dans notre contexte. Pour moi, tout le monde qui le veut, peut être utile à la société, pour peu qu’il se donne la peine d’apporter son expérience, ses compétences et ses savoir-faire pour la solution des problèmes qui font grief à son environnement proche ou lointain. Précisons en même temps qu’un individu détenteur d’un doctorat peut tout à fait être inutile à la société s’il ne mobilise pas pour celle-ci toutes les aptitudes qui sont à sa disposition.

Loin de vos titres et  grades à l’université de Dschang et ailleurs, que diriez vous aux milliers d’étudiants qui chaque année frappent aux portes des universités publiques comme privées ?

Ensuite, confrontés à la rudesse de la vie universitaire, certains se trouvent livrés à eux-mêmes et n’ont d’autre choix que d’abandonner les études en maudissant l’université. La déperdition académique que l’on impute si souvent et si injustement à l’université est en vérité corrélée à l’absence de synergie entre les principaux membres de la communauté éducative que sont les établissements d’enseignement secondaire, les parents, les étudiants et l’université. Les étudiants sont les principales victimes de cette absence de collaboration.

Enfin, je me dois de faire mention des jeunes étudiants qui, grisés par l’illusion d’une liberté nouvelle qu’offre la vie universitaire, se laissent socialiser et emporter dans des compagnies perverses et finissent par faire tout sauf les études pour lesquelles ils se sont inscrits à l’université.

Je dirais pour conclure que le déterminant de tout ce que je viens de décrire est l’absence d’orientation qui mine le parcours de nombreux jeunes à l’Université. L’idée d’orientation concerne non seulement l’académique, mais également le parcours de vie d’étudiants avec tous ses heurs et malheurs. L’optimisation de l’orientation des jeunes bacheliers me semble être un levier qu’on n’a pas encore suffisamment actionné. Il faut l’engager au plus vite pour le bien de ces jeunes et pour le bien de notre pays.

Très chers lecteurs, la rédaction du magazine petit coin des étudiants vous donne rendez-vous en février pour un nouveau numéro du magazine PCE

Par Rihanno Mars

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